Première question :
Docteur Tabouring, vous avez récemment publié aux éditions SCOPMed, comme co-auteur, avec le Docteur Gambhir un ouvrage intitulé « Prêts pour 81 situations urgentes en médecine générale, une pratique indispensable pour le praticien » . Pour reprendre un mot du titre de votre ouvrage, n’avez-vous pas pressenti une certaine urgence (mais ici d’une autre nature) à offrir au corps médical tout entier une synthèse globale des situations limites auxquelles ils peuvent être confrontés dans l’exercice de leur vocation ?
Non, cet ouvrage n’a pas répondu à un besoin urgent, ni été rédigé en urgence.
À l’origine il y a eu un temps de réflexion et un temps de mise en place.
La réflexion résulte d’une vocation d’enseignement avec un souci d’augmenter l’efficience de la prise en charge des situations urgentes par le médecin généraliste, autant l’urgence immédiate de l’ici et maintenant que la décision qui vise à limiter les risques graves consécutifs à une situation clinique donnée.
J’ai voulu élaborer un concept nouveau de responsabilisation et de facilitation des prises de décisions du généraliste face à toute situation dangereuse au moment même ou qui risque de le devenir faute d’intervention appropriée.
Deuxième question :
Non-content de soigner les corps, vous enseignez aussi les esprits. En effet, vous êtes enseignant à l’université du Luxembourg. Pouvez-vous nous toucher un mot des matières que vous dispensez aux futurs médecins ?
En effet, mes enseignements visent autant l’esprit que le corps, et également leurs intrications.
J’ai introduit certains thèmes nouveaux pour l’année académique en cours : un atelier sur les compétences professionnelles qui rattache à celui du raisonnement clinique et à la gestion des urgences ; on renvoie également à l’enseignement important sur la gestion de l’erreur médicale ;deux nouveaux cours, l’un sur la peur, l’autre sur les troubles des conduites alimentaires.
Deux enseignements sur les pathologies d’épuisement, dont un cours plus général à propos du « SEID » pour « systemic exertion intolerance disease », nouvelle entité reprise dans l’ « ICD 11 » (onzième version de la classification internationale des maladies à L’OMS) ; et un cours plus extensif sur une pathologie d’épuisement particulière qu’est la « fibromyalgie ». Il s’agit là de pathologies multisystémiques fonctionnelles concernant corps et cerveau, ainsi que leurs interactions. Ensuite, on fait le lien avec un thème psychosocial qui est celui de la souffrance au travail.
Par ailleurs je m’attelle à des thèmes plus fondamentaux que sont la « psychothérapie de médecine générale » et l’ »éthique en médecine générale ».
Troisième question :
Cher Docteur Gambhir, comme co-auteure du livre dont nous venons de parler, comment ressentez-vous l’accueil que le public a réservé à votre synthèse ? Avez-vous reçu des demandes d’élaboration d’autres synthèses qui seraient liées au rassemblement d’autres agrégats de pathologies autour de situations différentes de celles des urgences ?
L’enseignement, en général, a toujours fait partie de mon travail quotidien. En Allemagne, j’ai contribué à un projet d’un manuel d’échographie. Un projet où je suis encore impliquée comme tuteur pour enseigner.
Quatrième question :
Cher Docteur Tabouring, chère Docteur Gambhir, au-delà de votre partenariat rédactionnel et de la similitude de vos vocations médicales, vous partagez également un intérêt tout particulier pour la société SCOPMed, pourriez-vous nous dévoiler les causes et les raisons profondes de cet intérêt ?
Docteur Gambhir :
Question intéressante. Patrick et moi, avons toujours partagé une certaine affinité médicale mais aussi un esprit entrepreneurial. Les décisions autonomes dans nos démarches nous semblent très importantes pour avancer dans nos buts. SCOPmed nous l’a permis.
Docteur Tabouring :
J’ai en fait créé la société SCOPmed à la même époque où l’idée du livre a vu le jour.
La SCOPmed (pour soins contextuels personnalisés médicaux) est une sàrl qui vise une approche complémentaire des activités médicales. Elle veut élargir le champ d’activités potentielles en complément du système de conventionnement obligatoire à Luxembourg, avec les contraintes restrictives qui risquent d’en découler. Elle prévoit du coaching individuel ou en groupe, ainsi que du consulting pour organisations et institutions, à titre d’information, d’enseignement et de planning.
On peut en démarquer une vocation politique et de santé publique.
Cinquième question :
Deux défis semblent advenir aujourd’hui dans l’ordre du champ médical. On constate un développement exponentiel des technologies liées à la télémédecine, pensez-vous que cela soit un progrès ou une régression dans le rapport médecin-patient ?
Tout apport nouveau est un enrichissement, à condition de l’utiliser à bon escient. Il permet de développer des activités complémentaires.
La téléconsultation permet d’interagir à distance et de garder le contact, notamment en situation précaire ou pour des raisons pratiques quand le patient est à l’étranger. La mondialisation nous a permis d’agir à l’échelle mondiale, à l’instant même en dépit de l’éloignement.
Dans un autre registre, la télémédecine permet la surveillance des paramètres critiques de surveillance à distance et le suivi continu de nos patients,surtout chroniques.
Sixième question :
C’est avec inquiétude que l’on observe une dégradation continue, lente mais sensible, du filet de sécurité sociale qui permet aux citoyens de maintenir leurs budgets familiaux équilibrés tout en accédant aux soins médicaux les plus raffinés, pensez-vous que les États pourront encore longtemps financer quasi totalement leurs soins de santé aux citoyens ? Autrement dit, ne s’oriente-t-on pas vers une américanisation du système de santé !
Docteur Gambhir :
La pandémie nous a montré que le système médical a démontré ses limites dans le cadre de la pandémie de COVID-19. L’avantage du Luxembourg est d’être un petit pays où de nouvelles décisions peuvent être mises en pratique assez rapidement. Mais, par contre, la difficulté que rencontre le Luxembourg est son état d’explosion démographique. Une raison pour laquelle le système médical est saturé. De surcroît, on note une diminution du nombre de médecins généralistes qui, horresco referens, réalisent de moins en moins de visites à domiciles. Je tiens également à faire remarquer que les maisons de soins manquent cruellement d’infirmières.
Malgré tous ces points négatifs, je ne crois pas à l’américanisation du système de santé luxembourgeois qui centralise totalement sa caisse de maladie.
Docteur Tabouring :
La situation est particulièrement favorable à Luxembourg, du moins encore à l’époque actuelle. Ainsi la panoplie actuelle des médicaments antidiabétiques est prise en charge, de même que les nouveaux traitements pour l’hypercholestérolémie familiale.
Grâce aux travaux avec le Comité National des Maladies Rares (CNMR), les traitements particulièrement onéreux de ces pathologies sont accordés sur dossier introduit. Les traitements en oncologie,souvent très chers, sont également pris en charge.
Bien sûr, on peut éprouver des craintes face à d’éventuels refus à l’avenir. D’où la nécessité d’un secteur privé en parallèle, déjà opérationnel par des caisses complémentaires de remboursement, mais à imaginer pour le futur également dans l’exercice de la profession, en vue de disposer de ressources supplémentaires en cas de besoins, en construisant autour d’un modèle de solidarité.
Septième question :
Cher Docteur Tabouring, votre intérêt se porte massivement sur les questions liées au stress et au burn-out. Pourquoi cet intérêt particulier? Et pensez-vous que cette symptomatologie est en croissance sur notre continent ?
Depuis les années 90 j’ai travaillé sur la fibromyalgie. Par la suite, je me suis rendu compte de la communauté des symptômes entre fibromyalgie, chronic fatigue syndrom et overtraining/overreaching.
J’ai remarqué que toutes ces pathologies sont des expressions de l’épuisement du sujet (exhaustion pathologies).
Il est évident que, compte tenu des stress et de l’énorme charge mentale auxquels nous sommes tous soumis à l’époque actuelle, ces pathologies deviennent de plus en plus fréquentes et prennent une envergure préoccupante.
Je procède de façon holistique.
La prise en charge commence par un bilan d’épuisement (analyses sur le sang, la salive et les urines).
Une mise au repos, avec un arrêt temporaire des activités professionnelles, s’impose, où la personne se ressource et prend le temps de réfléchir à des solutions à ses problèmes.
Au vu des résultats du bilan, les déficits et carences en réserves métaboliques seront supplémentés, en y associant des médicaments contre les douleurs et éventuellement pour remonter l’humeur.
Une prise en charge psychothérapeutique est systématiquement proposée et sera initialement basée sur la narration du parcours de vie avec extension vers le modèle de BRAL qui recherche les facteurs initiaux favorisants, les facteurs déclenchants et les facteurs entretenants de l’épuisement.
Huitième question :
Chère Docteur Gambhir, votre travail de fin d’études est reconnu de valeur scientifique et a été publié au Luxembourg. Il s’intitule « Probiotiques : des preuves d’efficacité à l’utilisation pratique ». Ce titre a attiré notre attention en ce sens que leur usage rappelle des principes de médecine non allopathique. Quels sont les liens qu’entretiennent les sciences médicales avec les médecines dites naturelles ?
Mon travail de fin d’études sur l’utilisation pratique en médecine générale est basé sur les données des travaux récents à cette époque.
Venant d’une école de médecine typiquement allopathique, je considère l’intégration des probiotiques (qui ne sont pas des médicaments homéopathiques) dans la vie quotidienne en médecine comme une plus-value pour le patient surtout si les médicaments « normaux » donnent trop d’effets secondaires ou pas l’effet désiré. Bien sûr, comme toujours il faut bien connaître l’indication.
Neuvième question :
Pour cette dernière question, je me permets de m’adresser simultanément à nos deux intervenants. Nous avons tout à l’heure parlé de stress et de burn-out. Quels sont selon vous les liens qui unissent I’esprit et le corps? Où plutôt, quels sont les liens qui unissent l’état psychologique d’une personne et son état pathologique ? L’état d’esprit d’une personne a t’il une réelle influence sur son état de santé ?
Docteur Gambhir :
Mens sana in corpore sano comme l’a dit Juvénal. Les deux parties interagissent ou sont complémentaires.
Le stress chronique influence la santé corporelle, c’est connu. Le système immunitaire devient faible sous son effet. On risque également de développer des pathologies psychosomatiques telles une douleur thoracique ou abdominale sans diagnostic. D’autre part, un diagnostic grave peut avoir un impact important sur le moral d’un patient. Pour toutes ces raisons, un bon équilibre entre la santé mentale et corporelle est souhaitable.
Docteur Tabouring :
Les pathologies d’épuisement illustrent bien ce fait. Dans notre culture, esprit et corps ne font pas un. Pourtant les liens sont évidents et bien au-delà du modèle multisystémique. On écrit beaucoup sur ce “deuxième cerveau” que serait l’intestin du fait de son rôle déterminant sur le système hormonal et les neuromodulateurs dont la sérotonine. J’aimerais faire remarquer également son rôle déterminant dans la constitution du microbiote.
Mais l’esprit est d’essence psychique. Le corps et la psyché s’expriment mutuellement, s’entre-expriment, le corps autant que la lamentation à travers la répétition du symptôme car quand celui-ci n’a plus accès aux mots, son mode d’expression alternatif est le symptôme.